Dans l’état actuel des choses, la scission avec les opportunistes et les chauvins est le premier devoir des révolutionnaires. Ce texte de Lénine, qui est extrait de « L’impérialisme et la scission du socialisme » (1916), paraît avoir été écrit pour aujourd’hui, en substituant à Lloyd George les sociaux-impérialistes Jean-Luc Mélenchon ou Sophie Binet, et à Kautsky (le centriste qui maintenait l’unité avec ce genre de gens) Lutte ouvrière ou Révolution permanente.


D’une part, la tendance de la bourgeoisie et des opportunistes à transformer une poignée de très riches nations privilégiées en parasites « à perpétuité » vivant sur le corps du reste de l’humanité, à « s’endormir sur les lauriers » de l’exploitation des Noirs, des Indiens, etc., en les maintenant dans la soumission à l’aide du militarisme moderne pourvu d’un excellent matériel d’extermination. D’autre part, la tendance des masses, opprimées plus que par le passé et subissant toutes les affres des guerres impérialistes, à secouer ce joug, à jeter bas la bourgeoisie. C’est dans la lutte entre ces deux tendances que se déroulera désormais inéluctablement l’histoire du mouvement ouvrier. Car la première tendance n’est pas fortuite : elle est économiquement « fondée ». La bourgeoisie a déjà engendré et formé à son service des « partis ouvriers bourgeois » de social-chauvins dans tous les pays. […]

Sur la base économique indiquée, les institutions politiques du capitalisme moderne – la presse, le Parlement, les syndicats, les congrès, etc. – ont créé à l’intention des ouvriers et des employés réformistes et patriotes, respectueux et bien sages, des privilèges et des aumônes politiques correspondant aux privilèges et aux aumônes économiques. Les sinécures lucratives et de tout repos dans un ministère ou au comité des industries de guerre, au Parlement et dans diverses commissions, dans les rédactions de « solides » journaux légaux ou dans les directions de syndicats ouvriers non moins solides et « d’obédience bourgeoise », – voilà ce dont use la bourgeoisie impérialiste pour attirer et récompenser les représentants et les partisans des « partis ouvriers bourgeois ».

Le mécanisme de la démocratie politique joue dans le même sens. Il n’est pas question, au siècle où nous sommes, de se passer d’élections ; on ne saurait se passer des masses ; or, à l’époque de l’imprimerie et du parlementarisme, on ne peut entraîner les masses derrière soi sans un système largement ramifié, méthodiquement organisé et solidement outillé de flatteries, de mensonges, d’escroqueries, de jongleries avec des mots populaires à la mode, sans promettre à droite et à gauche toutes sortes de réformes et de bienfaits aux ouvriers, pourvu qu’ils renoncent à la lutte révolutionnaire pour la subversion de la bourgeoisie. Je qualifierais ce système de lloydgeorgisme, du nom d’un des représentants les plus éminents et les plus experts de ce système dans le pays classique du « parti ouvrier bourgeois », le ministre anglais Lloyd George. Brasseur d’affaires bourgeois de premier ordre et vieux flibustier de la politique, orateur populaire, habile à prononcer n’importe quel discours, même rrrévolutionnaire, devant un auditoire ouvrier, et capable de faire accorder de coquettes aumônes aux ouvriers obéissants sous l’aspect de réformes sociales (assurances, etc.), Lloyd George sert à merveille la bourgeoisie ; et il la sert justement parmi les ouvriers, il propage son influence justement au sein du prolétariat, là où il est le plus nécessaire et le plus difficile de s’assurer une emprise morale sur les masses. […]

Certains personnages parmi les chefs social-chauvins actuels peuvent revenir au prolétariat. Mais le courant social-chauvin ou (ce qui est la même chose) opportuniste ne peut ni disparaître, ni « revenir » au prolétariat révolutionnaire. Là où le marxisme est populaire parmi les ouvriers, ce courant politique, ce « parti ouvrier bourgeois », invoquera avec véhémence le nom de Marx. On ne peut le leur interdire, comme on ne peut interdire à une firme commerciale de faire usage de n’importe quelle étiquette, de n’importe quelle enseigne ou publicité. On a toujours vu, au cours de l’histoire, qu’après la mort de chefs révolutionnaires populaires parmi les classes opprimées, les ennemis de ces chefs tentaient d’exploiter leur nom pour duper ces classes.

C’est un fait que les « partis ouvriers bourgeois », en tant que phénomène politique, se sont déjà constitués dans tous les pays capitalistes avancés, et que sans une lutte décisive et implacable, sur toute la ligne, contre ces partis ou, ce qui revient au même, contre ces groupes, ces tendances, etc., il ne saurait être question ni de lutte contre l’impérialisme, ni de marxisme, ni de mouvement ouvrier socialiste. […] Nous n’avons pas la moindre raison de croire que ces partis puissent disparaître avant la révolution sociale. Au contraire, plus cette révolution se rapprochera, plus puissamment elle s’embrasera, plus brusques et plus vigoureux seront les tournants et les bonds de son développement, et plus grand sera, dans le mouvement ouvrier, le rôle joué par la poussée du flot révolutionnaire de masse contre le flot opportuniste petit-bourgeois. Le kautskisme ne représente aucun courant indépendant ; il n’a de racines ni dans les masses, ni dans la couche privilégiée passée à la bourgeoisie. Mais le kautskisme est dangereux en ce sens qu’utilisant l’idéologie du passé, il s’efforce de concilier le prolétariat avec le « parti ouvrier bourgeois », de sauvegarder l’unité du prolétariat avec ce parti et d’accroître ainsi le prestige de ce dernier. Les masses ne suivent plus les social-chauvins déclarés ; Lloyd George a été sifflé en Angleterre dans des réunions ouvrières ; Hyndman a quitté le parti ; les Renaudel et les Scheidemann, les Potressov et les Gvozdev sont protégés par la police. Rien n’est plus dangereux que la défense déguisée des social-chauvins par les kautstkistes.

L’un des sophismes kautstkistes les plus répandus consiste à se référer aux « masses ». Nous ne voulons pas, prétendent-ils, nous détacher des masses et des organisations de masse ! Mais réfléchissez à la façon dont Engels pose la question. Les « organisations de masse » des trade-unions anglaises étaient au XIXe siècle du côté du parti ouvrier bourgeois. Marx et Engels ne recherchaient pas pour autant une conciliation avec ce dernier, mais le dénonçaient. Ils n’oubliaient pas, premièrement, que les organisations des trade-unions englobent directement une minorité du prolétariat. Dans l’Angleterre d’alors comme dans l’Allemagne d’aujourd’hui, les organisations ne rassemblent pas plus de 1/5 du prolétariat. On ne saurait penser sérieusement qu’il soit possible, en régime capitaliste, de faire entrer dans les organisations la majorité des prolétaires. Deuxièmement, et c’est là l’essentiel, il ne s’agit pas tellement du nombre des adhérents à l’organisation que de la signification réelle, objective, de sa politique : cette politique représente-t-elle les masses, sert-elle les masses, c’est-à-dire vise-t-elle à les affranchir du capitalisme, ou bien représente-t-elle les intérêts de la minorité, sa conciliation avec le capitalisme ? C’est précisément cette dernière conclusion qui était vraie pour l’Angleterre au XIXe siècle, et qui est vraie maintenant pour l’Allemagne, etc.

Engels distingue entre le « parti ouvrier bourgeois » des vieilles trade-unions, la minorité privilégiée, et la « masse inférieure », la majorité véritable ; il en appelle à cette majorité qui n’est pas contaminée par la « respectabilité bourgeoise ». Là est le fond de la tactique marxiste !

Nous ne pouvons – et personne ne peut – prévoir quelle est au juste la partie du prolétariat qui suit et suivra les social-chauvins et les opportunistes. Seule la lutte le montrera, seule la révolution socialiste en décidera finalement. Mais ce que nous savons pertinemment, c’est que les « défenseurs de la patrie » dans la guerre impérialiste ne représentent qu’une minorité. Et notre devoir, par conséquent, si nous voulons rester des socialistes, est d’aller plus bas et plus profond, vers les masses véritables : là est toute la signification de la lutte contre l’opportunisme et tout le contenu de cette lutte. En montrant que les opportunistes et les social-chauvins trahissent en fait les intérêts de la masse, défendant les privilèges momentanés d’une minorité d’ouvriers, propagent les idées et l’influence bourgeoise et sont en fait les alliés et les agents de la bourgeoisie, nous apprenons aux masses à discerner leurs véritables intérêts politiques et à lutter pour le socialisme et la révolution à travers les longues et douloureuses péripéties des guerres impérialistes et des armistices impérialistes.

Expliquer aux masses que la scission avec l’opportunisme est inévitable et nécessaire, les éduquer pour la révolution par une lutte implacable contre ce dernier, mettre à profit l’expérience de la guerre pour dévoiler toutes les ignominies de la politique ouvrière nationale libérale au lieu de les camoufler : telle est la seule ligne marxiste dans le mouvement ouvrier mondial.